Poignardé. Peter s'était fait poignardé à quelques mètres seulement d'elle. Quasiment sous ses yeux. Pourtant elle n'avait rien pu faire. Elle s'était retrouvée comme tous les autres, clouée sur place et spectatrice de cette fastueuse mascarade quasi macabre. Il saignait, le temps se déchaînait et elle était immobile et tremblante, comme la plus impayable des idiotes. Stupide. Elle y repense aujourd'hui et se trouve tout simplement stupide d'être allée à ce couronnement. Finalement ils ont tous été imbéciles. Croire à cette paix factice est peut-être la plus belle connerie qu'ils aient faite de leur vie. Quand elle ferme les yeux le soir elle revoit les yeux fous de Miller. Son regard d'ahuri la hante, et ce même au cœur de son tipi alors que tout est confortable et qu'elle sait bien qu'elle n'a rien à craindre dans l'immédiat. Cet homme est un monstre. Lily a souvent cru qu'il n'était rien de plus qu'un capitaine pirate prétentieux. Il n'aurait pas été le seul d'ailleurs. Mais elle se fourvoyait énormément. Elle ne s'est peut-être même jamais autant trompée sur le compte de quelqu'un. Elle l'a battu lorsqu'il est venu attaquer le camp indien. Toute seule. Elle l'a souvent traité d'incapable. Elle faisait des blagues, elle rigolait. Elle agissait comme une gamine quand on y réfléchit bien. Une gamine n'ayant pas encore bien compris que le temps de l'insouciance était déjà terminé et que la crise traversée par Neverland ne faisait que s'accentuer de jour en jour. Mais ce jour là lorsqu'elle a pu observer la lueur démente nichée au fond des yeux de Jesse Miller, elle a compris. Désormais elle sait qu'il est une aberration, l'homme à abattre, et qu'elle ne pourra jamais plus vivre en paix sans être sûre qu'il se vide de son sang quelque-part. Elle veut qu'il souffre autant qu'il a fait souffrir l'île en heurtant Peter, autant qu'il a fait saigner son cœur en blessant celui qu'elle aime, et surtout son plus vieil ami. Celui à qui elle doit d'être en vie ! Celui qui l'a sauvée de nombreuses fois et sur qui elle a toujours pu compter. C'est une rage grandissante qui s'installe au creux de son esprit. Désormais elle peuple tous ses songes. Un seul et unique mot revient toujours. Vengeance. Il est scandé, psalmodié. Elle veut devenir le bras de cette vengeance et éradiquer la menace qui désormais l'effraye plus que jamais. Elle aspire à se frayer un chemin dans les ténèbres pour ramener la lumière. Mais dès qu'elle y pense la haine contracte tous les traits de son visage. Ses membres tremblent. Elle fait partie de ces gens qui trouvent leur courage dans l'angoisse et façonnent des armes à l'aide de la peur. La princesse indienne a toujours fait partie de ceux qui croient, qu'un monde meilleur existe encore même quand tous les dieux abandonnent les hommes. Elle adresse ses prières à des mirages depuis bien trop longtemps, alors elle a décidé de prendre son destin en mains. Leur destin à tous. C'est ce qui explique sa présence sur cette plage aujourd'hui. Elle se trouve à deux pas du Neptune, elle sait très bien qu'il peut la voir aussi bien du pont que de sa cabine. Et elle aspire à être vue. Après tout c'est ainsi que tout doit se jouer n'est-ce pas ? Pour elle c'est écrit dans les très vastes lignes du temps de ce monde. Elle tuera Jesse Miller.
La rage. La rage était probablement le sentiment le plus puissant du monde. Elle vous poussait à agir comme vous ne l’auriez jamais fait, à dire des choses que vous n’auriez jamais pensé, et à vous enfermer dans un coin avec le peu de raison qu’il vous restait pour que ce sentiment ne s’exprime pas sur autrui. La rage était un poison qui vous dévorait l’âme, morceau par morceau, jusqu’au moment fatidique où vous deviez exploser. Et Jesse Miller était à deux doigts d’exploser. Tout se passait beaucoup trop vite. Le couronnement, l’aveu de Persée, le mensonge, la trahison d’Alice. Tout s’était enchaîné d’un coup, comme une bombe à retardement. Et le compteur approchait du zéro.
Il fallait qu’il se défoule. Il le savait, les voix le psalmodiaient, encore et encore, depuis l’accident du poignard. Elles augmentaient, elles criaient presque, désormais. Tout devenait raison de libérer sa rage. Mais sa rage voulait une cible. Une cible précise. Et s’il ne la trouvait pas, la démence le ferait pour lui. Et ça, c’était hors de question.
Alors une fois toutes les bouteilles de rhum vides, il sortir de sa cabine pour crier sur tout ce qui bougeait. Mais ce n’était pas suffisant. La rage bouillonnait. Elle voulait du sang. C’était la seule chose qui pourrait l’apaiser. Heureusement, une cible avait décidé de venir se jeter tout droit dans la gueule du loup. En relavant les yeux vers la plage, il aperçut une silhouette connue. Tiger Lily. La princesse indienne qui l’avait si souvent ridiculisée. Cette gamine insolente qui se pensait si supérieure aux autres. Une cible de choix.
Avec un rictus, le Capitaine jette un coup d’œil autour de lui et descend du Neptune pour rejoindre la sauvage, qui l’attend visiblement. Oh, ils avaient souvent fait ça. Ils se cherchaient, ils se battaient, ils jouaient. C’était à celui qui serait blessé en premier. Mais aujourd’hui, tout était différent. Aujourd’hui, Lily avait des raisons de le blesser, et Jesse n’avait envie de rien d’autre que de voir son sang maculer le sable. Il se planta devant elle et lui offrit un faux sourire poli. « Je peux faire quelque chose pour toi ? »
La rage était là. Pas seulement en lui désormais, elle s’était propagée partout autour d’eux, comme si celle qui habitait leurs deux corps était enfin libérée dans l’atmosphère. L’ambiance était à couper au couteau, lourde et pesante. La question était uniquement de savoir lequel des deux allait attaquer en premier. Et Jesse avait toujours adoré pousser les gens à bout. Il avança jusqu’à être à deux pas d’elle et passa sa main sur sa joue, comme une caresse. « Tu sais que c’est pas très prudent, pour une enfant, de se pavaner comme ça devant un navire pirate ? Il pourrait t’arriver quelque chose de grave. Ce serait dommage. »
Riant doucement, il recula de nouveau et la toisa de toute sa hauteur. Oh mon dieu, ce qu’il aurait aimé que ses yeux haineux soient arrachés de ses orbites et pendus à sa porte comme un trophée. La rage le prenait à la gorge, rendant difficile le simple fait de lui offrir un sourire narquois. Les voix bouillonnaient. Il devait attaquer, torturer, tuer. Il devait voir du sang. Ou il allait devenir fou. Avec un soupir, il dégaina son couteau et regarda la lame tourner entre ses mains. Il avait une envie subite de la lui planter dans les yeux. Mais il ne le ferait pas, le minimum était de faire durer le plaisir pour que la rage prenne son pied. « On a fini de jouer, sauvage. Ce n’est plus le moment pour être enfantins. » Malgré ses moqueries constantes sur son âge, Jesse savait que Lily était loin d’être une enfant. Non seulement de par son âge, bien plus élevé que le sien, mais aussi par con caractère. Et il y avait quelque chose dans ses yeux, dans sa haine, qui le laissait penser qu’elle l’avait compris aussi.
Et il n’était pas bon de se laisser entraîner par la rage lorsqu’on devenait mature. Elle nous détruisait.