Adriel, ça pourrait très bien être le prénom d'un ange, pour ce qu'il en sait. Pourtant il est bien loin d'être angélique. Enfin, une partie de lui l'est mais...c'est celle qui perd presque constamment la lutte de son esprit et a le moins son mot à dire. C'est triste en réalité, mais il n'y pense pas, il préfère éluder la question. Et les larmes ont cessé de couler il y a des années maintenant. Mais il n'a pas toujours été comme ça. Avant il était bien plus humain qu'il ne l'est aujourd'hui. Avant il était normal, mais les atrocités de la vie et du monde sont connues pour semer la discorde dans le cœur des hommes. Adriel ne fait pas exception à la règle. Lui aussi a connu sa part de dommages, sa part de souffrance aussi bien physique que psychologique, et il faut croire que la dernière n'est pas décidée à lui foutre la paix. C'est le prix des horreurs de la vie que les hommes payent de tout ce qui leur reste, la santé mentale est un paiement comme un autre. Mais bien avant tout ça il était un gosse tout à  fait commun d'un quartier pourri de Bristol qui n'était pas destiné à mal tourner. Il était même, malgré sa classe sociale, promis à un avenir des plus raisonnables car il faisait les plus grands efforts. Le gamin de Bristol vivait heureux, entouré de ses deux parents qui s'aimaient. Le modèle familial était équilibré, même si ils vivaient dans un endroit plus ou moins fréquentable, et c'est ce qui donnait au petit Adriel l'envie d'être sage et exemplaire. Il voulait à tout prix rendre fiers ses parents qu'il aimait et admirait plus que tout. Rien ne laissait présager les heures sombres de son futur. Alors qu'il n'avait que huit ans ses parents avaient déménagé du côté de Plymouth. Son père avait eu une petite promotion, le quartier était un peu plus adapté à une vie de famille tranquille. Adriel qui avait d'abord été très angoissé à l'idée de quitter tous ses amis de Bristol surprit ses parents par une très grande sociabilité spontanée. Il se refit donc des amis à une vitesse impressionnante. Il adorait cette vie au bord de la mer et celle-ci l'attirait d'ailleurs inexorablement. De temps en temps son père, qui avait été marin auparavant, empruntait le petit bateau de pêche d'un de ses amis vivant dans le coin et emmenait son fils sur l'eau pour lui montrer les bases de la navigation. Adriel adorait ça, et la mer se mit à avoir une grande importance dans son cœur.

Malgré tout il du s'en détourner. Il était bien conscient que devenir pêcheur serait un travail aléatoire selon les jours et il avait besoin d'une vie stable. Il comptait d'ailleurs aider ses parents à subvenir à leurs besoins quand il travaillerait, car il avait bien conscience qu'ils ne s'en sortaient pas autant qu'ils essayaient tant bien que mal de lui faire croire. Il avait dix-sept et quelques mois quand il pu enfin quitter l'école. Passionnée par les livres, l'écriture et les belles histoires il trouva du travail dans une librairie. Le libraire qui dirigeait la boutique voyait en lui comme un fils spirituel. Si bien que lorsqu'il eu atteint ses dix-huit ans l'homme, qui se faisait vieux, parti en retraite en lui confiant le soin de diriger son établissement. Il était devenu libraire et exerçait donc un métier qui lui plaisait énormément. C'est à cette époque qu'il la rencontra. Une rencontre des plus banales en fait. Elle cherchait un livre dans un rayon, il l'avait aidée, il l'avait trouvée jolie et l'avait invitée à boire un verre le soir même. S'en était suivie une relation fusionnelle de sept ans. Il tenait à elle comme les étoiles tiennent à la Lune. Elle avait en quelques semaines donné plus de sens à sa vie que rien d'autre ne l'avait fait auparavant. Plus que la mer, plus que son métier, elle était son tout, son essentiel.

Mais le bonheur n'avait pas duré. Parce que c'est ce que fait le bonheur tout le temps, il s'installe bien confortablement avant de s'évaporer en quelques secondes. Lorsque la première guerre mondiale avait éclaté, l'armée anglaise s'était très vite mis à enrôler les hommes capables de se battre. Adriel n'y avait pas échappé. Il s'était retrouvé à vingt ans à signer un contrat qu'il aurait préféré déchirer sauvagement. Il s'était éloigné de celle qu'il aimait, il avait pris les armes, il s'était battu. Pendant deux ans il était resté en première ligne sur le front. Il avait assisté aux atrocités les plus ignobles, aux morts les plus sordides. Il avait vu la maladie s'infiltrer au cœur des corps de ses compagnons, au cœur de leur esprit parfois. Il était impuissant. Redevenu un gosse tremblant  mais cette fois-ci avec un fusil encombrant entre les bras. Il avait tué aussi. Pas assez, bien moins que ce que ses supérieurs attendaient mais il l'avait fait. Il avait tiré des balles meurtrières dans des jambes, des torses, des têtes. Il avait entendu les plus abominables cris de douleur. Il avait achevé certains amis réduits à pleurer silencieusement, des larmes de sang. Puis les gradés au-dessus de lui l'avaient jugé trop impotent pour l'armée de terre, trop faible psychologiquement également. Ils avaient cherché un endroit ou il serait plus à sa place. Ils s'étaient mis d'accord pour la marine. Une fois sur un bateau Adriel se sentit un peu plus serein. Il se contentait d'écouter les échos pour savoir ce qui se passait sur le front, la radio aussi. Certes il devait parfois aborder les ennemis pour les piller et il n'était pas rare qu'il ait à égorger certains d'entre eux mais il se sentait plus à sa place voguant sur l'océan. Et puis, peut-être qu'il s'était habitué à la mort ? Si il s'avère qu'on peut vraiment s'y habituer...Quand la guerre s'était terminée, qu'il avait fait partie des vainqueurs, il était rentré chez lui heureux de revoir enfin celle qu'il aimait. Bien sûr il avait eu quelques permissions pendant la guerre mais rien qui lui permettait vraiment de profiter de sa présence autant qu'il l'aurait voulu. Ils avaient eu une correspondance aussi soutenue que possible mais elle lui avait terriblement manqué. La première année de son retour tout fut parfait. Les horreurs étaient terminées, il était heureux chez lui et avec elle. Il avait repris son travail de libraire et son ancien patron était mort d'un cancer pendant sa longue absence. Il l'avait couché sur son testament et lui avait légué la totalité de la boutique. Adriel était heureux pleinement, pour la dernière fois.

La démence est une fourbe. Elle s'insinue toujours dans les esprits sans y être invitée. Tout avait commencé par de simples troubles paranoïdes légers. Le jeune homme devenait étrangement anxieux, précautionneux, un peu maniaque sur les bords. Il était toujours dans une angoisse qu'il ne comprenait pas. Celle qu'on s'en prenne à lui, à sa compagne, à n'importe qui comptant pour lui. Il  avait ce constant sentiment d'insécurité au fond de lui qui ne lui laissait aucun répit  et qui savait se montrer impitoyable. De plus en plus impitoyable à vrai dire car les simples crises d'angoisse se muèrent en attaques de panique. Les cauchemars terribles et terrorisant ou seul dominait le pourpre du sang vinrent s'ajouter au lot. Et un peu plus tard son esprit commença à se scinder en deux, littéralement. Il y avait cette part de lui qui était comme restée en guerre, destinée à jamais à être son héritage des combats passés. Cette personnalité était extrêmement violente, sanguinaire, impitoyable et sadique. Elle était fourbe, elle trahissait sans remords. Elle était tout le contraire de l'autre d'une douceur et d'une candeur infinie. Elle incarnait la gentillesse, la générosité. Mais cette partie faible par son absence d'armes mentales ne cessait de perdre du terrain face à l'autre qui se riait sarcastiquement d'elle. La dualité était si forte, si inconstante et si violente qu'un an après qu'elle se soit définitivement installée celle qu'il aimait plus que sa propre vie le quitta.

Elle le laissa seule, en proie à ses démons, incapable de supporter plus longtemps ces incroyables et imprévisibles retournements de situation. Il avait failli la battre un jour ! Après l'avoir giflée il était à deux doigts de faire pire...Puis il l'avait pris dans ses bras avec la plus grande des tendresses pour la bercer et lui murmurer que ce n'était rien, que tout allait s'arranger. Ce jour là avait été celui de trop. Ce jour là fut celui ou Adriel verrouilla son cœur de manière définitive, jugeant que quelqu'un d'aussi instable -et potentiellement dangereux- que lui ne devait plus aimer, jamais. Il resta encore un an seul, complètement anéanti, usé par ce combat intérieur. Il essuyait toutes les moqueries, les railleries. Il était le fou, celui pour qui il n'y avait plus d'espoir. Même ses parents rechignaient désormais à le voir. Ce fut à cette époque là qu'il entendit parler de Neverland. Ce fut à cette époque là qu'il mit les voiles pour un pays merveilleux ou les gens n'auraient pas à le juger à moins de souhaiter la mort. Et il était de nouveau enclin à la répandre, la mort. Lorsqu'il était arrivé sur l'île il avait été ravi de constater que des équipages pirates officiaient ici. Il s'était engagé sur le Vaillant et avait revêtu veston, bottes et épée pour mener désormais la vie qui lui plaisait. S'entendant à merveille avec le capitaine et étant un excellent élément de l'équipage, en presque sept ans il avait gravi pas à pas les échelons et était désormais le second. Il était un bras droit plutôt dévoué, la plupart du temps, sur qui le capitaine pouvait se reposer. Maintenant il était le seul décisionnaire de sa vie, maître de ses actes, et ses deux personnalités faisait de lui un original de plus à Neverland...l'île regorgeait déjà de spécimens étranges de toute manière.